Elgea eta Olha : deux communs qui ont bien fonctionné

© Philippe Etchegoyhen

Remarques préliminaires

L’Elge et l’Olha sont des institutions communautaires de gestion de ressources que l’on peut désigner sous le terme de Communs, car elles correspondent assez exactement à leur définition telle que la donne Elinor Ostrom[1]. La note ci-dessous en donnera une idée sommaire.
Bien loin de confirmer la théorie de la tragédie des biens communs de Garret, ces deux systèmes d’exploitation de ressources collectives ont fonctionné durant plusieurs siècles sans provoquer leur épuisement et sans aucune surexploitation de celle-ci.
Les deux organisations ont évolué pour s’adapter aux situations, elles ont cependant gardé toutes les deux leurs traits fondamentaux jusque dans les années 1950.

L’Elge est un champ commun créé sur les terres communes et géré par la communauté paroissiale.L’organisation de l’Olha est celle d’une société fromagère à durée limitée

Un des relecteurs m’a demandé d’ajouter une note explicative sur les biens communs. J’intercale donc ces commentaires qui résument mon interprétation de la gestion des elge et des estives communes.

De la tragédie des biens communs à la Gouvernance des biens communs

En 1968 Garret James Harding, dans un article célèbre, reprend et développe l’idée que la gestion d’une ressource par une communauté provoque son épuisement par surexploitation. L’exemple proposé est celui d’un pâturage commun. Si l’un des propriétaires augmente son quota de bêtes, il en tire un bénéfice personnel au détriment de la collectivité des utilisateurs qui en partage les inconvénients dus à la surexploitation du pâturage.
D’où la tentation pour chacun de faire de même aboutir ainsi à l’épuisement de la ressource commune.
Il propose donc, pour protéger le bien commun, deux solutions :
* La nationalisation par l’Etat qui l’exploite directement , la règlemente ou l’interdit.
* La privatisation par son partage qui attribue à chacun une fraction du bien commun qu’il fait disparaître.
À ces deux options, Elinor Ostrom en ajoute une troisième : la gestion par de petites communautés bien définies selon des règles claires. Elle définit huit principes ou conditions que j’évoquerai ci-dessous en les illustrant par la gestion des elge et de l’olha.

Larrau fermes Elge et village

© Philippe Etchegoyhen

  • Une ressource commune à laquelle un groupe a accès.
    • Pour l’Elge : des champs communs clôturés sur le pourtour
    • Pour l’Olha : le parcours des troupeaux d’ovins à l’usage exclusif des partenaires.
  • Un groupe d’ayants droit bien identifié qui l’exploite. Ce groupe peut évoluer, mais il doit être clairement défini.
    • Elge : Les maisons détentrices d’une parcelle dans ce champ commun.
    • Olha : Les éleveurs associés cette année-là. Ils peuvent varier d’une année à l’autre.
  • Une gestion transparente et équitable. Cela suppose une surveillance constante à portée de tous.
    • Elge : Surveillance de l’entretien des clôtures et surveillance du respect des limites de chaque parcelle par un elgezain.
    • Olha : Présence du représentant de chaque txotx pendant la saison de traite. Pesée en public des fromages dont le poids est noté sur les règles en bois consultables par tous.
  • Un système de sanctions progressives adapté et facile à appliquer.
    • Elge : sanctions prévues par la Coutume de Soule pour les dégâts causés aux récoltes
    • Olha : règles de gestion des estives et sanctions : carnal, etc.
  • Un système interne simple de résolution des conflits.
    • Elge : Assemblée paroissiale « civile » chargée de la gestion des terres communes.
    • Olha : réunion des « Artzan Ide » du début de saison qui fait un bilan critique de celle de l’année passée et fixe les règles de la suivante. Olha barreia le dernier jour de traite.
  • Des mécanismes de fonctionnement élaborés et modifiés en interne.
    • Elge : cloches annonçant l’autorisation d’entrée des bêtes dans l’elge. Fixation des dates de sortie des troupeaux et du tri des bêtes.
    • Olha : Avant la saison : Artzan Ide. En cours de saison, en cas d’urgence (neige) décision prise par les représentants présents de chaque txotx. En fin de saison de traite : Olha barreia.
  • La décentralisation des centres de décision et d’exploitation en unités de petite taille.
    • Elge : Pour chaque champ commun, décisions prises par ceux qui y ont accès et non par l’ensemble de la communauté.
    • Olha : Règles générales fixées par les Etats de Soule puis par la commission syndicale. Subdivision en cayolars qui se gèrent de façon autonome à l’intérieur du cadre général.
      Décentralisation au niveau du txotx : Olha ne connait que le txotx. Celui-ci est géré en interne par les bergers associés qui le constituent et sont coresponsables vis-à-vis d’Olha.

       Toutes ces règles seront reprises et détaillées ci-après pour les elge et dans le tome 2 pour les cayolars. Les autres règles sont consultables dans le livre


[1] Ostrom, Gouvernance des biens communs.

L’elge souletin, le grand oublié

L’elge n’a pas de chance. Très peu de chercheurs en parlent. Il a laissé plus de traces dans la mémoire des paysans souletins que dans les ouvrages des historiens et des géographes de la deuxième moitié du XXe siècle.
Le système a fonctionné pendant près de trois siècles dans la quasi-totalité des paroisses de Soule et pourtant, il est pratiquement relégué au rang de témoin d’un passé archaïque et de pratiques ancestrales d’une société souletine conservatrice.

La Coutume de Soule n’en parle pas. On peut donc supposer que le système n’existait pas au moment de sa rédaction en 1520, ; dans le cas contraire, elle en aurait fait mention, car certains elge sont gérés par plusieurs paroisses qui devaient donc fixer des règles communes. Par contre, elle détaille le système des labaki[Parcelle défrichée, clôturée et exploitée à titre privé pendant quatre ans, puis restituée à la communauté.] qui, lui, existait déjà à cette époque.
Le système paraît avoir été mis en place dans la première moitié du XVIIe siècle (ou peut-être dès la fin du XVIe) dans les petites communautés situées entre Tardets et Mauléon ; il s’est étendu à l’ensemble de la vallée en peu de temps.
Si l’Elge n’existait pas encore au moment de la rédaction de la Coutume de Soule, il était déjà créé en 1676. Il est mentionné dans les commentaires de Jacques de Bela (1660) et dans le terrier.


Les difficultés nouvelles des communautés souletines

Dès le dernier quart du XVIe siècle, la société souletine avait retrouvé son dynamisme ; les structures anciennes ne permettaient plus de répondre aux problèmes engendrés par cette renaissance. Les communautés devaient trouver des solutions, car leur équilibre et leur survie étaient en jeu. Pour cela, elles devaient relever un certain nombre de défis. Les pressions qu’elles subissaient étaient de divers ordres.

Pression démographique

Dès le XVIIe siècle, le problème s’est posé dans les paroisses dont le territoire trop exigu ne permettait pas l’installation des cadets dans les bordes en tant que nouvelles maisons viables. Elles pouvaient tout au plus être un pis-aller pour un jeune couple en lui permettant de survivre tout en exerçant une autre activité (journalier, charpentier, etc.).
La communauté était mise en péril par la pression des cadets qui voulaient créer des nouvelles maisons sur les terres communes. Elle risquait d’être rongée de l’intérieur par la misère de ses propres enfants.

Pression due au manque de terres arables

Le labaki n’était qu’une concession minimale des éleveurs aux agriculteurs. Certes, si pratiquement toutes les maisons avaient des champs et des prairies, les plus grandes avaient suffisamment de terres privées et clôturées pour être proches de l’autosuffisance en grains ; elles avaient aussi des troupeaux assez nombreux pour bénéficier des pâturages collectifs.
Ces maisons avaient intérêt à limiter les labaki, ce qui n’était pas le cas des plus modestes dont le déficit en grains était important et qui profitaient moins des ressources communes pour leur pauvre bétail ; elles avaient donc un besoin vital de ces défrichements provisoires pour survivre.
L’âpreté des conflits pour un lopin de terre minuscule ne date pas d’hier ; elle est solidement ancrée dans l’ADN des communautés par des siècles de luttes.

Elgea herria mendia Elge et village

© Philippe Etchegoyhen

Pression des idées et des cultures nouvelles

À partir du XVIIe siècle, le maïs, qui remplaça peu à peu le millet, devint une culture indispensable. Il fournit, avec le blé l’essentiel des ressources en céréales pour les bêtes et les gens. La culture du lin se développa elle aussi. Les terres labourables devaient produire un maximum de grains sans nuire aux éleveurs. La plupart des paysans étant à la fois pasteurs et agriculteurs, il n’y eut pas de conflit grave, mais le problème demeura : comment faire pour que la même terre puisse rester un pâturage comme par le passé tout en devenant un champ labouré ?

Les communautés avaient de plus en plus de mal à gérer ces terres communes. Il fallait trouver autre chose ; elles ont donc inventé un système, que nos modernes économistes appelleraient un commun : l’Elge.

Le fonctionnement du système
 Je ne vais pas traiter ici le détail de ce système de gestion qui, tout en attribuant une parcelle à chaque maison dans chacun des deux champs collectifs, exigeait une coordination qui permettait de remettre à la collectivité l’usage de ces terres après chaque récolte.
Chacune des parcelles était ouverte mais chaque champ collectif était clôturé sur le pourtour pour mettre les récoltes à l’abri des troupeaux.
Les grands sacrifiés furent les pommiers. Chaque maison en avait des milliers signale Louis de Froidour qui indique aussi que les Souletins détruisaient les vergers pour les transformer en labours. J’ai beaucoup de mal à imaginer cette situation que d’autres faits confirment.
La vigne, moins gourmande en espace, va remplacer les pommiers. Plantée en bordure des parcelles, elle n’avait pas à payer de dîme puisque le champ l’avait déjà payée. Elle existait déjà, mais sa culture va se développer.

Les deux elge, le village et le gave à Idaux

© Philippe Etchegoyhen

Bilan global

Le système, extrêmement simple, a fonctionné pendant plus de trois siècles sans susciter de conflits importants. Il n’est pratiquement jamais signalé dans les archives administratives et judiciaires. Tout s’est réglé oralement et localement. Il a tellement bien fonctionné que personne ne s’en est plaint. On ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure.
Il a permis aux communautés de résoudre vaille que vaille les difficultés évoquées plus haut et de concilier les besoins contradictoires des éleveurs et des cultivateurs, ainsi que les problèmes liés au manque de terres arables.
Il a évité les installations sauvages de nouvelles maisons sur les terrasses alluviales. Il a aussi limité la vente des meilleures terres communes de la vallée, car la multiplication des petites parcelles liées entre elles, sur lesquelles pesaient des servitudes plus contraignantes qu’il n’y paraît, réduisait leur intérêt. Il était plus simple, au XIXe siècle, d’acheter des propriétés entières (ou d’épouser une héritière) que de se lancer dans l’achat de multiples petits champs pour regrouper les terres de l’elge.

Gestion des ressources destinées à l’alimentation du bétail

Elge et alimentation du bétail

© Philippe Etchegoyhen

Vaine pâture (flèches vertes) – farux et cimes (flèches noires) – prairies en debet (période en rouge) – l’épaisseur des flèches indique l’importance de la ressource pour le bétail concerné.

La fin du système

En Soule, le système a persisté jusqu’au début du XXe siècle, mais il en a rapidement abandonné certaines contraintes dans les villages de collines de la périphérie, assez vastes pour nourrir leurs troupeaux sans avoir recours à la vaine pâture.
Les communes de la vallée ont conservé leurs cultures coordonnées et la libération de l’elge dès la fin des récoltes, fournissant ainsi à leurs bovins un mois de pâture en deux périodes.
La suppression totale de la vaine pâture laissait désormais toute liberté à chacun de choisir le moment de la récolte ou des semis. Il ne restait plus que la clôture périphérique et les barrières d’accès pour protéger les champs et rappeler le passé.
Les clôtures électriques ont achevé le travail. Très faciles à poser et à déplacer, elles sont d’une très grande efficacité sur tous les animaux. La clôture qui protégeait l’elge n’avait plus de raison d’être ; les animaux étant parqués, on n’avait plus besoin de protéger les récoltes. Les barrières (elge Kihillak) ont été supprimées avec l’arrivée des tracteurs ; on ne descend pas deux fois du tracteur pour ouvrir et refermer la barrière.

Communautés souletines tome 1 Des origines à la révolution

Pour les curieux… vous trouverez aussi dans le livre :

* La liste complète des conditions de fonctionnement des communs
* La description détaillée des contraintes qui ont conduit à la mise en place des Elge
* D’autres détails sur le fonctionnement des Elge
* Le tableau du cycle des cultures coordonnées dans les elge
* Commentaires du tableau des apports de l’Elge à l’alimentation du bétail
* etc.